L’ouvrage que vous avez entre les mains est construit de poèmes écrits par des auteurs appartenant à trois générations différentes, des aînés (grands-parents) aux plus jeunes (les petits-enfants). Vous y trouverez des noms d’auteurs confirmés et des noms quasi inconnus mais ils sont ceux de jeunes talents émergents. Plus de femmes que d’hommes et ceci n’est pas un parti pris, il se trouve que les femmes ont répondu en plus grand nombre à l’appel à textes. Néanmoins dire que ce sont plutôt les femmes amérindiennes qui se sont distinguées ces dernières années avec l’attribution de prix prestigieux (Louise Erdrich et Natalie Diaz, prix Pulitzer de fiction et de poésie 2022 ; Joy Harjo qui a été pendant 3 ans poet laureate, mais aussi Layli Long Soldier avec le National Book Critics Circle Award et le PEN/Jean Stein Book Award, et Kim Blaeser par exemple qui en 1994 a reçu le First Book Award for Poetry), alors que dans les années 60 on entendait plus parler d’hommes (Norman Scott Momaday, prix Pulitzer 1963, Louis Owens, James Welch, Gosgigi, Maurice Kenny, bien qu’il y ait eu aussi Leslie Silko et Linda Hogan ). Il se trouve que d’après leur rôle traditionnel qui consiste en la transmission aux jeunes générations des histoires et des mythes, les femmes amérindiennes se trouvent comme naturellement sur le front du témoignage et quand elles sont auteurs, elles adoptent souvent un ton plus percutant, plus mordant que celui de leurs pairs masculins. Cette anthologie est fidèle aux différents courants qui animent la scène dite « Native American literature », fidèle aux différents thèmes abordés dans tout le corpus de cette littérature. Certains auteurs ne désirent pas afficher des thèmes aussitôt reconnaissables comme « Indiens », ils n’ont pas à prouver au public qu’ils sont « Indiens », ils n’utilisent pas de vocabulaire du registre « Indien ». Mais néanmoins on ressent en les lisant que c’est leur culture amérindienne qui nourrit leur sensibilité, leur rapport au monde. D’autres veulent rétablir une vérité historique et souligner l’injustice, dépoussiérer les stéréotypes qui collent à la peau de l’homme rouge. Pour Kim Blaeser en particulier, écrire ou lire ou dire un poème est une forme de cérémonie de guérison à partager tous ensemble dans l’espoir d’un monde enfin fraternel.
Les Navajos, ou plutôt les Dineh, croient que le monde a été créé selon un procédé d’émergences successives. Le premier monde est celui des esprits, le monde de l’au-delà. Le deuxième est celui des animaux, là où les premiers humains sont apparus. Le troisième monde est celui des plantes et des humains. Le quatrième monde est celui du futur, celui dans lequel les Navajos vont accomplir leur destinée. Le titre de cet ouvrage désigne un cinquième monde, celui qu’il nous faudrait atteindre, collectivement, afin de vivre selon les principes de paix et d’harmonie, et pas seulement entre humains, mais dans le cosmos en entier. Paix et harmonie, ce que toute culture amérindienne défend et met en exergue, et qui vaut bien et sans doute, tout en la contenant, va plus loin que notre « liberté, égalité, fraternité », formule si dévoyée aujourd’hui….
Plusieurs auteurs mêlent dans leurs poèmes à la fois l’anglais, langue de l’envahisseur, langue du dominant, et leur langue tribale. En cela ils insistent sur la force de survie dont ont fait preuve ces cultures et ces peuples ayant subi un génocide sans précédent sur notre planète terre. Ils chantent la survie, ils chantent leur territoire en nous faisant entendre sa voix, car pour les amérindiens, c’est le territoire, the land, qui leur a donné telle ou telle langue appropriée à leur environnement, pour le parler, le dire avec les sons et les intonations qu’il faut. Ces mots ou expressions fussent-elles en Cheyenne, en Anishnaabemowin, en langue Lipan Apache, etc, transmettent avec elles une autre énergie, une autre approche, une autre pensée, une autre façon de regarder et de comprendre, de se relier au monde qui entoure les auteurs rassemblés dans cette anthologie.
Voici donc les témoignages qui vous ferons vivre l’expérience d’être Indien d’Amérique aujourd’hui. Voici les éléments qui vous feront remonter le temps et poser les jalons afin de mieux comprendre la situation actuelle, autant sociale, culturelle, spirituelle et historique de ces peuples, appelés à tort « Indiens », dont le nom chacun dans leurs langues signifie le peuple, les êtres humains, avec parfois des particularités : ceux de la montagne, ceux de la rivière, le peuple de la paix etc… Vous le comprendrez, ces auteurs sont engagés, et certains sont même militants. Maurice Kenny (Mohawk) avait écrit un petit livre intitulé Humours plus ou moins comiques, et les textes que vous lirez illustrent bien cette bipolarité entre l’humour que manient les amérindiens en général en toutes occasions, et le besoin de dire la gravité des faits, les conditions de vie et les épreuves qu’endurent bien souvent ces gens, aussi bien sur les réserves qu’en dehors. Mais ils ne se posent pas en tant que victimes, ils sont acteurs de leur vie, de leur avenir.
La communauté amérindienne en Amérique du nord est celle qui proportionnellement recense le plus d’artistes, le plus d’auteurs, parce que l’acte de création affirme ceci : Non les amérindiens n’ont pas disparu de la surface de la terre. Et il serait grand temps d’écouter ce qu’ils ont à dire. Et leur art est une arme, un outil retourné contre le colonialisme, le consumérisme, l’esprit prédateur, dont il faudra bien un jour se débarrasser si l’on veut vivre en paix et en harmonie, ainsi que la philosophie amérindienne nous l’enseigne, il n’y a pas d’autre voie possible.
Béatrice Machet